Petite interview de Melville, membre du jury du concours « Il était une fois un petit jeu de rôle ». Cette interview est menée par Tiramisù le 24 Avril 2020.
Est-ce que pour commencer tu pourrais te présenter en quelques mots ?
Alors, je m’appelle Melville, je fais des jeux, des podcasts et la cuisine. Je suis très curieux.se et j’aime par-dessus tout raconter des histoires.
Quel est ton parcours ludique ? Quels jeux t’ont profondément marqué ?
Je pense que je ne serais pas la première personne interviewée à dire que l’entrée dans le jeu de rôle se situe au moment de l’enfance/adolescence avec la découverte des livres dont vous êtes le héro. Et puis vient le jeu de rôle tel qu’on le connaît aujourd’hui plus largement avec donjon et dragons, d’abord, suivi de tout un tas d’autres.
J’ai eu très vite envie de créer mes univers, mes jeux, d’adapter des oeuvres qui me plaisaient. C’est un des trucs que je trouve fascinant dans cette forme ludique, en fait, c’est un vrai loisir de hacker ; de nombreuses personnes bidouillent leurs jeux dans leur coin assez naturellement.
J’ai fait pas mal de choses différentes dans les domaines du jeu, j’ai animé des soirées jeu de société en bar pendant longtemps dans un cadre associatif, et puis au milieu des années 2000 est apparu le DK chez John Doe, et je crois que ça a canalisé pas mal d’énergies créatives chez pas mal de monde. Moi je me suis spécialisé·e dans les minivers, des univers de poche en quelques pages avec des concepts forts à explorer pendant quelques séances. Comme la plupart des gens produisaient de la règles, c’était assez complémentaire.
Parallèlement, j’avais commencé la radio et j’ai lancé au bout de quelques années une émission baptisée Chifoumi. L’idée était d’y croiser le jeu de rôle, le jeu vidéo et le jeu de société. J’avais déjà l’intuition qu’il y avait des choses à faire se rencontrer.
J’ai découvert les productions alternatives avec Tranchons & Traquons, de Kobayashi, mais aussi Wushu, de Simon Washbourne. Ça a réveillé pas mal de choses au fond de moi sur le fait de donner de l’agentivité aux joueuses au-delà de leur simple personnage. Qu’elles puissent influer sur la fiction en tant que conteuses, et pas seulement en tant qu’actrices.
Quelques années plus tard, après avoir bossé un peu avec Le Grümph sur Oltrée! (ma première publication pro payante, on va dire, même si je n’étais que petite main), j’ai sorti un jeu juste à moi : Sur les Frontières.
Note : j’ai publié mes premiers jeux sous le nom de Manuel Bedouet. Je ne l’utilise plus aujourd’hui, mais je ne vais pas faire de cachotteries.
Après avoir commencé à publier, j’ai enchaîné : Summer Camp, Aux Marches du Pouvoir, etc…
Et bien justement, comment as-tu commencé à publier des jeux ? franchie ce pas ?
Alors. J’avais l’impression de tenir un truc avec Sur les Frontières. Un univers fort, le propos assumé de raconter des histoires tragiques, une mécanique en relative adéquation. Je me suis dit « pourquoi pas ? ». J’ai eu de la chance, parce que Le Grümph a accepté de faire les illustrations et qu’il a tenté des choses très chouettes. Le jeu a plu tout de suite, je suis rapidement rentré·e dans mes faibles frais, alors j’ai continué.
Je suis partie en publication indépendante, en impression à la demande via Lulu parce que :
– ca me permettait de ne pas investir dans un tirage
– il y avait déjà des gens intelligents qui avaient pavé la voie, alors c’était une option facile à envisager
– je n’avais pas très envie de devoir risquer de tordre mes envies en essayant de rentrer dans le cadre éditorial d’une maison de publication.
Et puis c’était un petit compte de pages, je me disais que ça n’intéresserait pas d’éditeurs de toute façon.
Personnellement, j’ai commencé à t’entendre en découvrant et en dévorant le podcast Ludologies que tu as co-créé. Quel impact ce podcast a-t-il eu sur toi ?
En premier lieu, ça m’a permis de rencontrer énormément de gens très très chouettes. Je ferais pas la liste parce que ce serait un peu fastidieux, mais vraiment, vraiment beaucoup.
Et puis c’est une histoire d’amitié aussi, avec toute l’équipe du podcast, bien sûr, mais d’abord avec mon pote Hadrien Bibard, avec qui on était en collocation quand on a lancé la chose tous les deux. On parlait beaucoup de jeux ensemble. Il avait un gros bagage vidéoludique, moi rôlistique, et je voyais bien les ponts qu’on pouvait faire en parlant du jeu comme un objet social et culturel. C’était la suite logique de Chifoumi pour moi, alors on s’est lancé.
Au début on espérait un jour avoir Antoine Bauza en interview. Question réglée dès la saison 2. L’équipe s’est agrandie (notamment avec Sélène Tonon qui est dans le jury, mais aussi plein d’autres personnes). On a voulu avoir un podcast qui parle de jeu et qui soit aussi mixte que possible, parce qu’à l’époque, dans le domaine, c’était un peu le boys club et qu’on n’avait pas trop envie d’ajouter à la pile.
Là on est en saison 6. L’équipe est constituée de 8 personnes, on a lancé une asso, fait d’autres podcasts, mis en place un tipee pour payer l’hébergement et le matos, co-organisés des cycles de conférences, animé des rencontres professionnelles… C’est une belle, belle aventure. Quand j’entends des profs de game design qui nous recommandent à leurs élèves, je suis un peu ébahi•e.
Peur enfantine, Déception, Ambition, Complicité, Empathie – tu fais des jeux qui ont pour enjeux majeurs des émotions. Qu’est ce qui vient en premier dans ta démarche de création ?
Ben je crois que c’est ça, justement, des émotions.
Moi je joue pour me fabriquer des morceaux de vie en plus, des morceaux de vie que je ne pourrais pas vivre par ailleurs, parce qu’ils ont lieu dans d’autres mondes, ou que j’y suis d’autres personnes. Et ce dont j’ai envie, c’est de ressentir des trucs forts, qui me touchent. La joie, la résilience, le désespoir, l’amitié, l’amour, la complicité. J’ai envie de me sentir connecté aux autres joueuses. Alors forcément, quand je fais des jeux, c’est aussi ce que je mets dedans.
Bon, en vrai ça dépend un peu. Il y a aussi une thématique, ou des contraintes techniques que j’ai envie d’expérimenter. Pour Sur les Frontières, je voulais faire de la tragédie épique. Pour Summer Camp, je voulais mettre en scène la forêt comme matrice d’histoires, pour Aux Marches du Pouvoir, je voulais faire un truc qui parle de politique avec des dominos comme interface ludique. Et pour Bois Dormant, j’ai eu envie de faire un jeu où on apprend à se faire confiance, à se pardonner, à s’aimer.
Je crois que c’est un peu pareil quand je fais des jeux vidéo, même si pour le moment ceux sur lesquels j’ai bossé ont été faits dans des game-jam, c’est-à-dire en partant initialement une contrainte thématique.
question de ErWiK (Auteur de SuperSix) : quels jeux vidéo par exemple ?
Si je dois lister toutes mes bidouilles une par une, on n’est pas sorti des ronces. Attends, je vais chercher la liste. Il y a un jeu multi coop local, une nouvelle interactive conçue avec Sélène , un jeu coop en VR qui mix le squash et brickles, et un jeu de société qu’on a fait cette année avec mes copines Clémence et Légume.
Depuis 2017 tu animes des ateliers de création de jeu de rôle, notamment en une page. Pour quel public sont ces ateliers et que souhaites-tu transmettre ?
Alors je suis une buse en marketing, je me pose donc assez peu la question du public, en réalité. Je me dis qu’il y a un truc intéressant à partager, alors je monte mon histoire.
De façon générale, je dirai que l’atelier de création de JDR en une page, c’est pour un peu tout le monde, mais beaucoup les gens qui voudraient concevoir un jeu et ont du mal à se lancer ou à finir. C’est une façon de dire qu’on n’a pas besoin de pondre 300 pages pour faire un truc cool à jouer, que la conception de jeu c’est accessible et que c’est même potentiellement ludique en soi.
Mon deuxième atelier est sur les outils pour créer du lien entre personnages dans un groupe de PJ, et s’étend jusqu’aux cartes relationnelles complexes. L’idée c’est de montrer qu’avec un travail correct en amont, on n’a presque pas besoin de scénario parce que les pistes d’histoires à jouer naissent d’elles-mêmes des liens entre les personnages, les figurants, les lieux, les objets.
Dans les deux cas il y a une bonne partie un peu conférence où je liste des outils ou des créations déjà existantes, et puis des exercices interactifs pour mettre ça en pratique. Y’a des gens plus intelligents que moi qui ont créé de supers dispositifs, je me contente de compiler et de tisser les liens de parentés.
Ces ateliers sont-ils codifiés quelque part pour être repris ?
J’ai fait des présentations pour accompagner le show, il suffit de me contacter, je prête ça avec plaisir. Orc’idée a aussi fait une captation vidéo de la partie conférence de l’atelier sur les jeux en une page.
Cool !
Avec la complicité de Juliens Pouard et de Côme Martin tu crées dans la foulée, Trop Long ; Pas Lu – une plateforme centrée sur la création et le partage de jeux de rôle francophone au format court. Qu’est-ce qui t’intéresse particulièrement dans les jeux au format court ?
Pour moi, le jeu en format court, et notamment en une page, cumule plusieurs avantages : – c’est rapide à lire, ça veut dire que le coût symbolique d’accès pour y jouer est peu élevé. Ça veut aussi dire qu’avant la partie, tout le monde a lu tout le jeu. Ça retire donc du poids aux épaules du meneur. – c’est court. Quand je propose un jeu en une page en convention, toutes les joueuses repartent avec le jeu. En matière de prosélytisme, ça me paraît efficace. – il y a généralement une proposition forte (parce qu’en peu de signe, on ne peut pas vraiment s’aligner avec les jeux encyclopédiques). On peut y jouer des choses vraiment très originales. Et comme c’est vite lu et qu’il y en a plein, ça laisse énormément de possibilités à découvrir.
Quand on a monté TLPL, on s’est dit qu’une page ce serait difficile pour certaines personnes. Alors on a pensé le « format court ». 10 pages au max, et comme un état d’esprit. C’est-à-dire que si quelqu’un se pointe avec une page en A0 écrite en caractère 6, on risque de l’envoyer promener (sauf si c’est cohérent avec ce que le jeu propose). L’idée c’est d’expérimenter la contrainte du faible signage comme levier créatif. Un peu comme ici, quoi.
D’ailleurs pour les participants·es, si jamais vous voulez mettre vos jeux sur le site à la fin du concours, vous êtes les bienvenus.es. On a déjà une belle bibliothèque avec un super moteur de recherche dédié, vos bébés y seront au chaud.
Tu travailles depuis deux ans à un jeu de rôle à paraître – Bois Dormant. J’ai aperçu au travers du cadre de découverte Love, Berlin une envie de transmettre du sens et de la sensualité, une réflexion sur le monde et de l’empathie. Est ce que tu crois que le média jeu de rôle peut encore aller plus loin dans cette direction ?
Bois Dormant, c’est surtout une déclaration politique, tu sais. J’en ai marre des histoires qui racontent que l’Homme est un loup pour l’Homme (en plus c’est complètement à côté de la plaque concernant le comportement des loups, mais passons).
En fait je crois qu’on a besoin de réapprendre à voir qu’on peut avoir confiance dans les autres. Un bonhomme que j’aime beaucoup et qui s’appelle Oscar Barda dit que le jeu, c’est la « fiction du faire ». Là, on joue à se pardonner, s’entraider et se faire confiance. Pour ressentir ce que ça fait quand on reçoit de l’aide, ce que ça nous apporte. Pour (soyons ambitieuses, bordel), avoir envie de faire la même chose dans la vie.
Après, est-ce qu’on peut aller plus loin ? Plus loin que quoi ? J’ai écrit ce qui me semblait juste à moi, je laisse aux autres le soin de raconter leurs histoires.
Il y a finalement assez peu de jeux expériences, qui ont pour ambition qu’une fois sorti du cercle magique il en reste plus que l’amusement.
Tu crois ? Moi j’ai l’impression d’en voir pleins partout. En tout cas dans les sphères indées c’est quand même plutôt présent, en JDR comme en jeu vidéo. A normal lost phone, Enterre-moi mon amour, This war of mine… Mais peut-être que la tendance « exploration d’univers » du jeu de rôle largement diffusé se marie mal avec un propos politique fort et assumé, comme chez les AAA en jeu vidéo. Plus on cherche à plaire à un public large, plus on met de l’eau dans son vin. J’ai de la chance, plaire à tout le monde n’est pas une préoccupation pour moi.
Tu as évoqué les illustrations de Grümph pour Sur les Frontières. Tu as publié il y a peu le jeu de rôle Verticales – jeu proprement superbe. Je crois que tu as créé toi-même les illustrations. Quel regard portes-tu sur le format de jeu en texte brut comme demandé par ce concours ?
Alors oui, j’ai tout réalisé tout•e seul•e pour mon petit dernier. J’aime bien être aussi autonome que possible, ça m’évite de faire reposer du poids sur les autres.
Pour ce qui est de la forme texte simple, je conçois ce qu’elle a de pratique, à quel point on peut penser que c’est plus accessible parce que ça évitera d’avantager celleux qui savent dessiner, mais en réalité je crois que c’est plus compliqué que ça. On pourrait faire un très bon jeu qui repose avant tout sur sa mise en forme graphico-ludique. Et puis la compétence d’écriture n’est pas non plus également répartie. Mais dans un monde où on peut vendre 100 balles des jeux pas encore écrits juste sur la foi d’une image de couv, bon, je vois la démarche.
Une dernière question : qu’attends-tu des jeux de ce concours ?
Ça ne surprendra personne si je dis que j’ai envie d’être ému•e. Je vais essayer de préciser. J’ai envie d’être intrigué•e, d’être remué•e, d’être un peu jaloux•se de n’y avoir pas pensé avant, d’être impatient•e de les essayer, et puis si en plus ça peut trimballer un peu de mélancolie ou de sensations douces amères dans ce qu’il y aurait à y jouer, ça va me faire fondre.
Merci Melville !
À vot’ service !
Merci beaucoup de t’être prêtée à cette (dernière) petite interview !
Ça vaut tous les apéros whatsapp du monde.